Entre mai et novembre 2019, six mois se seront écoulés au cours desquels l’ensemble des institutions européennes auront été profondément renouvelées. Le nouveau Parlement et la nouvelle Commission européenne devront concrétiser un programme de travail aux multiples ramifications : enjeux climatiques et finance durable, bonne appréhension des bouleversements technologiques en cours, financement de l’économie, etc. Leurs défis seront immenses sur le plan international, entre le roman sans fin du Brexit et le besoin de sortir d’une certaine torpeur pour faire de l’UE un acteur respecté sur une scène internationale imprévisible.
Un Parlement européen re-légitimé et … « europhile »
Le taux de participation supérieur à 50% lors des élections européennes de mai dernier fut une heureuse surprise pour les défenseurs du projet européen. En atteignant son plus haut niveau depuis 20 ans et en enrayant une baisse qui ne s’était jamais interrompue depuis 1979, il légitime non seulement le Parlement européen mais également l’ensemble du processus décisionnel de l’UE. L’engagement de la future présidente de la Commission européenne, l’Allemande Ursula von der Leyen, en faveur d’un pouvoir d’initiative aux eurodéputés semble prendre acte des attentes des citoyens européens envers leurs institutions. Fortes de cette promesse démocratique, leurs responsabilités en sont d’autant plus grandes pour les cinq années à venir.
Le score des partis eurosceptiques et leur capacité à former un groupe politique pouvant peser sur les décisions du Parlement européen constituait l’une des grandes inconnues du scrutin. Totalisant plus de deux-tiers des voix, les partis europhiles restent nettement majoritaires. Cette situation cache toutefois une profonde recomposition en cours entre ces groupes politiques traditionnels : pour la première fois, les conservateurs du Parti Populaire Européen (PPE) et les socialistes du S&D ne sont plus en mesure de reformer leur « duopole ». Les centristes du groupe Renaissance (RE) et les Verts atteignent au contraire des scores historiquement élevés.
Au soir du 26 mai, il semblait donc qu’une coalition pro-européenne à quatre partis (PPE, S&D, RE, Verts) allait naturellement se former. L’élection d’Ursula von der Leyen à la tête de l’exécutif européen a, dès le 16 juillet, mis à terre cette présomption. Faisant face à l’opposition des Verts mais soutenue par certains partis politiques nationalistes ou antisystème (notamment le parti polonais Droit et justice (PIS) et le Mouvement 5 Etoiles italien), l’ancienne ministre de la défense allemande a pu mesurer combien les projets portés par la Commission européenne devraient compter sur des logiques politiques complexes. La proposition controversée de création d’un portefeuille de vice-président en charge des questions migratoires ayant pour intitulé « défense du mode de vie européen » en est peut-être la première conséquence concrète. Elle permet de rappeler combien, même si contenue, l’extrême droite a réalisé une poussée lors du scrutin, non seulement en nombre de voix mais également sur le plan programmatique.
Une Commission européenne « géopolitique »
Le Collège des commissaires proposé par Ursula von der Leyen doit être confirmé par le Parlement européen qui sera réuni en plénière à Strasbourg le 23 octobre. D’ici là, les auditions des commissaires-candidats se dérouleront entre le 30 septembre et le 8 octobre pour une entrée en fonction de la nouvelle Commission le 1er novembre. Valdis Dombrovskis, qui était déjà en charge de la Direction générale en charge des services financiers, de la stabilité financière et de l’Union des marchés des capitaux (DG FISMA) a été désigné pour poursuivre sa mission avec trois grands objectifs : préserver et renforcer la stabilité financière, protéger les épargnants et les investisseurs et canaliser les flux de capitaux « là où cela est nécessaire ».
Promu au poste de vice-président exécutif, il aura à prendre en main de nombreux sujets, véritables enjeux de société. Que ce soit en faveur du climat avec le développement de la finance « verte », en lien avec la numérisation de l’économie avec sa stratégie « FinTech » ou encore dans la lutte contre le blanchiment d’argent et le terrorisme, l’ancien Premier ministre letton sera l’une des chevilles ouvrières essentielles pour la bonne mise en œuvre du programme de l’exécutif européen. Finaliser l’Union bancaire en mettant (enfin ?) en place un système commun de garantie des dépôts, renforcer l’Union des marchés de capitaux en favorisant les investissements transfrontières ainsi que promouvoir le financement des PME font également partie de ses priorités et s’inscrivent dans une réelle continuité avec la précédente Commission.
En revanche, les lettres de missions envoyées aux 26 Commissaires-candidats se distinguent des précédentes par la volonté affichée d’être une Commission « géopolitique » et une Europe souveraine sur la scène internationale. Sujet politiquement sensible et référence à peine voilée aux pratiques américaines, Ursula von der Leyen demande, que Valdis Dombroskis « développe des propositions visant à renforcer la résistance de l’Europe aux sanctions extraterritoriales de pays tiers » afin « de soutenir la souveraineté économique de l’UE ». De même, alors que les négociations avec les Britanniques s’enlisent et que la Chine est désormais vue comme un « rival systémique », la présidente appelle sa future équipe à « assurer des conditions de concurrence équitables dans les relations économiques avec d’autres partenaires, en promouvant la compétitivité et l’autonomie stratégique de l’Europe dans les principales chaînes de valeur ». Enfin, optant pour un ton résolument offensif, les lettres concluent que les sanctions imposées par l’UE doivent être « correctement appliquées, notamment au travers de son système financier ».
L’imbroglio du Brexit
Dans l’immédiat, le dossier de loin le plus sensible et le plus imprévisible pour l’UE reste le Brexit. La date butoir pour trouver un accord entre l’UE et le Royaume-Uni est concomitante avec l’entrée en fonction officielle de la Commission européenne au 1er novembre. Si à cette date, le Royaume-Uni est toujours dans l’UE, il faudra nommer et auditionner un commissaire britannique pour éviter de mettre l’ensemble du Collège en contradiction avec les traités européens… Pour l’heure, seul le Premier ministre britannique Boris Johnson parait convaincu qu’un accord peut être rapidement trouvé avec les Européens et semble s’opposer coûte que coûte à un report, en opposition avec son propre Parlement.
Sur une perspective plus longue, cela fait depuis plus de quatre ans et la réélection de David Cameron en 2015 que les Européens négocient un régime spécial pour le Royaume-Uni. A chaque fois, les accords trouvés avec les gouvernements britanniques en fonction ont été balayés : en 2016 par les citoyens britanniques à l’occasion du référendum sur le Brexit, à plusieurs reprises en 2019 par la chambre des Communes. Pour les Européens, il n’y a donc aucune assurance qu’un troisième accord comprenant davantage de concessions, porté par Boris Johnson très affaibli politiquement, ait davantage de chance d’être adopté par un Parlement britannique qui lui est désormais majoritairement hostile. Un profond sentiment de lassitude est perceptible dans les capitales européennes, convaincues que le blocage actuel n’est que le reflet de la grande confusion qui règne au sein de la vie politique nationale britannique.
L’absence d’accord dont les conséquences économiques, politiques et bien sûr géopolitiques sont difficilement quantifiables est désormais l’un des scénarios envisageable, malgré la volonté des parlements européen et britannique et de la Commission européenne de l’éviter. Toutefois, les Européens ne transigeront pas sur les principes du « filet de sécurité » irlandais. Il permet en effet de garantir que le Brexit n’implique pas le rétablissement d’une frontière physique entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande tout en assurant l’intégrité du Marché unique et du Royaume-Uni et les « souverainetés » britannique et européenne en matière réglementaire.
À l’aube des années 2020, alors qu’une nouvelle légitimité a été donnée au Parlement européen et que la Commission semble vouloir embrasser son rôle géostratégique, le plus dur reste à faire pour l’UE : concrétiser ce nouvel élan pour le porter auprès des citoyens européens et sur la scène internationale. Afin d’être l’un des moteurs incontournables d’une Histoire en mouvement.
Louis-Marie Durand, Directeur, EURALIA
Article réalisé pour l’ASF le 25/09/2019